On en parle depuis quelques années, on tâche de faire des efforts, voire on réinvente l’eau chaude : parité et égalité sont dans toutes les bouches, en bien ou en mal et du sarcasme au zèle. On explique que
les femmes sont de plus en plus nombreuses, dans tous les champs, et notamment aux Beaux-Arts, une des
nombreuses institutions qui les a historiquement exclues, et on s’en félicite. Pourtant, quand il s’agit
d’argent, de notoriété ou de reconnaissance par les pairs, la présence semble être suffisante. En son sein,
le design graphique, faisant partie de la société, ne fait pas exception.
Qui enseigne ? Qui gagne les prix ? Qui expose ? Qui publie ?
Dans un rapport de 2004, le Ministère de la Culture estimait à environ 60 % le nombre d’étudiantes dans
toutes les écoles d’arts publiques de France. Seize ans plus tard, dans un article de décembre 2018, le média Manifesto XXI porte ce nombre à 65 %. Et
pourtant, dans nombre de manifestations, conférences, expositions ou publications récentes, les hommes forment encore l'écrasante
majorité. En ce qui concerne l’enseignement, la quasi-totalité des écoles supérieures d’art et design proposant un DNA design graphique ou communication graphique ont une majorité d’enseignants hommes (les rares exceptions étant Strasbourg et Tarbes).
Sur la scène française du design graphique contemporain, ce sont aussi les mêmes noms qui reviennent tout le temps. Comment, en supposant qu’hommes et femmes reçoivent le même accompagnement pédagogique à l’école, s’expliquent ces chiffres ? Sans chercher à créer une parité de façon artificielle, il convient de s’interroger sur les débouchés professionnels, la médiatisation et la valorisation du travail des jeunes diplômées.
Ce média propose plusieurs objets d’étude récents en analyse, et quelques initiatives existantes mettant en lumière des écarts de traitement et proposant des alternatives.
Graphisme en France n°25, 2019
Revue Faire n°22, mai 2020
Exposition Post Scriptum ep.1, Nancy, mars 2020
Journée d'études à l'ésad Valence, novembre 2019
Revue étapes n°238, été 2017
Graphê n°82, été 2020
Revue Back Cover
Les exemples sont nombreux (le catalogue pourra probablement être étoffé avec le temps) et se
ressemblent dans leurs conclusions : la répartition est
toujours majoritairement masculine (chaque exemple ayant ses spécificités, ce qui ne modifie
pas le résultat), et les mêmes noms reviennent de façon récurrente. Les mêmes personnes qui enseignent
se retrouvent dans les publications, invitées à s’exprimer ou à exposer.
On interroge assez peu le
manque de diversité et ce qui fait office de neutre dans le design graphique français à ce jour :
le fait que dans leur ensemble, les objets produits par les designers aient pour fonction d’être
autonomes, et donc de s’affranchir de leurs créateur·ices permet de gommer le fait que les créatrices
soient minorisées et parfois oubliées, alors même qu’elles sont plus nombreuses que les hommes à être
formées au métier de designer graphique. La précarité des travailleur·euses en général en France est
grandissante et les designers, souvent travailleur·euses indépendant·es n’en sont que plus touché·es :
or, cette précarité affecte davantage les femmes, et les contraint parfois à se reconvertir. C’est
un cercle vicieux: moins prises aux sérieux, elles ont moins de visibilité, moins d’opportunités,
doivent travailler davantage pour être au même plan que les hommes pour des salaires moins importants,
et jettent parfois l’éponge, pour être remplacées par d’autres hommes.
Enfin, toutes ces observations prennent uniquement la dimension genrée de ces disparités en compte :
ces inégalités sont encore plus sensibles quand il s’agit de personnes racisé·es, en situation de
handicap ou appartenant à la communauté LGBTI+. L’initiative d’étudiantes de l’ÉSAAB Rennes,
Les Mots de trop
dresse un portrait peu reluisant des dominations à l’œuvre dans les écoles d’art, qui se répercutent
sans aucun doute sur la vie professionnelle.
En ce qui concerne les initiatives, que j’ai peu détaillées ici, de promouvoir les femmes designers
et de rétablir leur « juste valeur » dans l’Histoire, il parait juste de redonner les honneurs à des
femmes qui le méritent (et qui l’auraient mérité en leur temps). Néanmoins, cette perspective me parait
limitée sur le long terme : d’abord parce que, pour paraphraser l’historienne de l’art Linda Nochlin,
il y a davantage de proximité entre une peintre et un peintre de la même époque, qu’entre deux peintres
(femmes) à deux siècles d’intervalle. Cela vaut également pour les designers. Il faut donc plutôt essayer
de considérer les designers hommes et femmes à partir du même référentiel… Premier chantier. Ensuite,
parce-que revaloriser des travaux déconsidérés dans le passé n’est pas suffisant : il faut s’assurer, à
tous les instants, que les mécanismes qui conduisent à cette dévalorisation soient détruits, qu’on
garantisse le même accès aux femmes à toutes les opportunités, ainsi qu’à des conditions matérielles
de vie qui leur permette de vivre et créer décemment dans les mêmes conditions que les hommes.
Le collectif de designeuses féministe notamuse a publié un livre (notamuse – A New Perspective on Graphic Design) en 2019 mettant en valeur le travail
de nombreuses jeunes designeuses, parsemé d’interviews qui raconte leur rapport au design graphique,
au sexisme ambiant, du point de vue du succès, de la vie privée, de la visibilité, du futur… Ces
témoignages sont éclairants et sont le reflet de velléités de changement en faveur de l’égalité.